Proust, roman familial

Laure Murat est issue d’une grande famille de France. Noblesse, ascendance prestigieuse, châteaux et domaines, aristocratie… un monde où paraître est primordial, les codes omniprésents et intangibles et où la forme l’emporte sur le fond. Une famille que Proust, fréquentait et dont nombre de représentants servirent de modèles pour les personnages de ses romans.

À ces doutes s'ajoutait un piège incontournable propre à l'aristocratie, surtout lorsque l'on en sort : dès qu'on en parle, on a l'air de se vanter. Comme si les titres nobiliaires et les noms à particule diffusaient, à peine prononcés dans l'air ambiant, l'arrogance et la vanité de toute une classe. Mais je n'ai rien à revendiquer, ni d'ailleurs à renier, d'un état civil où les hasards de la naissance m'ont jetée. Et je n'éprouve ni fierté, ni honte devant mon arbre généalogique, pour la simple raison que je ne crois, dans une existence à l'évidence socialement déterminée, ni à la loi du sang, ni à la fatalité d'un héritage envisagé comme un destin. Mon destin, on me l'a assez répété, était de me marier et d'avoir des enfants. Je n'ai pas d'enfants, je ne suis pas mariée, je vis avec une femme, je suis professeure d'université aux États-Unis, je vote à gauche et je suis féministe. Pour le milieu d'où je viens, c'est excéder de beaucoup le délit de cumul des mandats.
Proust, roman familial de Laure Murat

Laure Murat est également ouvertement homosexuelle et cela lui valut le bannissement familial.
La sublimation inverse
Limité au surgissement de noms familiers dans le cadre d'un roman, le trouble de ma lecture serait resté anecdotique. Mais le plus sidérant, c'était que toutes les scènes lues où l'aristocratie entrait en jeu étaient infiniment plus vivantes que les scènes vécues dont j'avais été le témoin, comme si Proust, à l'image du Dr Frankenstein, élaborait sous mes yeux le mode d'emploi des créatures que nous étions. Il mettait en mots et en paragraphes intelligibles ce qui se mouvait sous mes yeux depuis que j'étais née.
Ce fut un choc. Car, pour la première fois, la forme proustienne donnait du sens à la vacuité de la forme aristocratique. Le texte suppléait le vide, le roman prenait en charge le néant et la futilité d'un monde qui croyait posséder la clé de son royaume; la littérature apportait consistance, densité et épaisseur là où ne régnaient qu'une pantomime sans enjeu et une suite de scènes chic dépourvues de chair et d'intérêt.

Dans cet impressionnant essai biographique, elle parle d’elle, de sa famille et de Proust. Et ce petit journaliste du bout de la table sert ici de révélateur. A l’instar d’un bain photographique qui dévoile les ombres et la lumière, la recherche éclaire les propos de Laure Murat sur ce monde vide.

Un livre émouvant, drôle, accessible et érudit, éloquent et engagé. Le livre marquant de 2023 !

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
Le diable se cache dans les détails
Il m'a fallu des années pour comprendre une chose très simple. Elle m'a sauté aux yeux lorsqu'un soir, regardant un épisode de Downton Abbey, j'ai découvert la scène où le maître d'hôtel sort un mètre devant la table dressée pour le dîner afin de mesurer la distance entre la fourchette et le couteau et de s'assurer que l'écart entre les couverts est le même pour chaque convive.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Toute mon adolescence, j'ai entendu parler des personnages d'À la recherche du temps perdu, persuadée qu'ils étaient des cousins que je n'avais pas encore rencontrés. À la maison, les répliques de Charlus, les vacheries de la duchesse de Guermantes se confondaient avec les bons mots entendus à table, sans solution de continuité entre fiction et réalité. Car le monde révolu où j'ai grandi était encore celui de Proust, qui avait connu mes arrière-grands-parents, dont les noms figurent dans son roman.

J'ai fini, vers l'âge de vingt ans, par lire la Recherche. Et là, ma vie a changé. Proust savait mieux que moi ce que je traversais. Il me montrait à quel point l'aristocratie est un univers de formes vides. Avant même ma rupture avec ma propre famille, il m'offrait une méditation sur l'exil intérieur vécu par celles et ceux qui s'écartent des normes sociales et sexuelles.

Proust ne m'a pas seulement décillée sur mon milieu d'origine. Il m'a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie, en me révélant le pouvoir d'émancipation de la littérature, qui est aussi un pouvoir de consolation et de réconciliation avec le Temps.