Long cours

Long cours est une plongée profonde dans les torpeurs de Mittel, rongé par la tuberculose et la jalousie. Un homme fidèle à l’ombre qu’il s’est forgée de lui-même, incapable de reprendre un nouveau souffle.

A présent, ils étaient une dizaine à venir plusieurs fois par jour, à s'accouder au comptoir, à passer quelques minutes en tête à tête avec Charlotte, qui avait pour tous le même sourire, le même rire vulgaire et sonore. Elle prenait son rôle au sérieux ! Elle se sentait désirée et elle devait se croire aussi puissante qu'une courtisane romantique.
Il la détestait, c'était sûr ! Il voulait la détester, mais il était incapable de partir.
 - C'est à cause du petit... se répétait-il.
En était-il si certain que ça ?
Et n'était-il pas pris dans la même glu que les autres ?
Elle n'était pas belle. La maternité, certes, n'avait pas déformé son corps, mais la moindre fille était plus désirable.
Alors, par quoi attirait-elle ? Elle n'était même pas intelligente! Et elle était méchante, vulgaire, avec le besoin inné de faire preuve de sa méchanceté et de sa vulgarité.
Car, à tout moment, elle éprouvait comme le vertige de la gaffe.
 - On ne rencontre ici que des gens qui ont un casier judiciaire, disait-elle par exemple à Tioti.
Celui-ci faisait semblant de rire, mais son rire manquait de sincérité.
Au docteur, elle lançait.
 - En somme, après vingt ans de colonies, tout le monde est parfaitement abruti ?
Long cours de Georges Simenon
Accroché à Charlotte qui doit fuir la France après avoir assassiné son patron poussée de vagues motivations anarchistes, ils se retrouvent sur le bateau de Mopps, qui s’occupera bien de Charlotte pendant que Mittel s’esquintera à la chaudière. Après l’or de la Colombie, Mittel et Charlotte retrouvent Mopps à Tahiti.

Dans ce Long cours, Simenon n’est pas plus tendre avec les colons – épaves alcooliques, qu’avec les principaux protagonistes, piégés dans leur propres filets, tous aussi malades et dysfonctionnels à leur façon.

Un très bon roman dur, glauque et oppressant où la jalousie tourne à la paranoïa

Le 17e roman dur de Simenon

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
Une auto qui venait en sens inverse éclaira un instant la borne kilométrique et Joseph Mittel se pencha juste à temps pour lire : Forges-les-Eaux, 2 kilomètres.
Cela ne l'avançait guère, car il ne savait pas à quel endroit de la route Paris-Dieppe se situe cette ville.
Il se rassit sur le tonneau vide et s'accrocha de la main droite à un montant de fer, de sorte que la bâche mouillée touchait sa main et la glaçait. On roulait vite. La camionnette était légère. A l'avant, le chauffeur, un grand garçon au nez cassé, était assis avec Charlotte, mais, de l'intérieur, Mittel ne les voyait pas.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Après avoir assassiné son patron, Charlotte, une jeune anarchiste, s’enfuit avec son amant Jef Mittel. À Dieppe, ils embarquent sur le Croix de vie, un cargo à destination de l’Amérique du Sud. Au fil de la traversée et de ses péripéties, des liens se tissent avec le capitaine Mopps, vieux contrebandier et trafiquant d’armes, obsédé par Charlotte.

Ce triangle amoureux tragique les conduira en Colombie puis à Tahiti au gré de leurs errances...

L’homme de Londres

Dans ce roman dur des débuts (écrit en 1933 et publié en 34), Simenon pose un homme face à sa conscience.

Pour entendre ce qu'on disait, il lui suffisait d'ouvrir l'autre œil, de lever la tête et de tendre l'oreille. A côté de lui, la place que sa femme avait occupée pendant la nuit dans le même lit était marquée par un creux et, quand il avançait la tête, il frôlait un oreiller qui avait une autre odeur que le sien.
Il se demanda s'il allait écouter ou dormir, préféra dormir, d'un sommeil qui ne l'empêchait pas d'avoir conscience qu'il dormait, ni de savoir qu'à son réveil il lui faudrait penser à des choses ennuyeuses.
L’homme de Londres de Georges Simenon
Un homme simple face à un problème qui va lui faire perdre pied.

Un roman dur plutôt léger et pourtant d’une grande profondeur

Le 9e roman dur de Simenon

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
Au moment même, on les prend pour des heures comme les autres et après coup seulement, on s'aperçoit que c'étaient des heures exceptionnelles, on s'acharne à en reconstituer le fil perdu, à en remettre bout à bout les minutes éparses.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Une nuit, à Dieppe, à l'arrivée du bateau de Newhaven, Teddy Baster est assommé par Pitt Brown et coule à pic dans l'eau du port en entraînant avec lui une valise. Louis Maloin, qui a tout vu de sa cabine d'aiguilleur, la récupère à l'insu de tout le monde. Il se trouve alors, à son grand étonnement, en possession d'une fortune : le produit du vol que Pitt Brown vient de commettre à Londres au préjudice de Harold Mitchel, le directeur du Palladium où il était engagé.

Crime impuni

Dans ce roman séparé en deux parties, Simenon explore les tourments d’un jeune étudiant, laid et sans moyens, confronté à un beau gosse riche à qui tout réussi. Un face à face où la rancœur et la jalousie s’installent et prennent de plus en plus de place jusqu’à un fatal dénouement.

- Mademoiselle Lola ! avait-elle fini par dire à voix basse. Faites attention. On voit tout. 
 - On voit quoi? 
 - Vous. 
Cela suffisait à faire éclater son rire de gorge. 
 - C'est mal ? 
 - Il y a des messieurs. 
Stan Malevitz ne paraissait pas entendre, mangeait en silence, comme d'habitude, le regard sur un livre ouvert à côté de son assiette. 
 - Cela les gêne ? questionna la grosse fille. 
 - A votre place, c'est moi que cela gênerait. 
 - Sur les plages de la mer Noire, garçons et filles se baignent nus et personne n'y trouve à redire. 
 - C'est dégoûtant. 
Mlle Lola s'était fâchée, de but en blanc, ce qui lui arrivait de temps en temps. Elle s'était levée et avait lancé en se dirigeant vers la porte : 
 - Ce sont vos pensées qui sont dégoûtantes !
Crime impuni de Georges Simenon
Et arrive la surprenante seconde partie, qui fait encore monter la tension.

Une construction assez géniale pour un roman dur finement mené mais plombé par un personnage central guère attachant

Le 80e roman dur de Simenon

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
Des cris d'enfants éclatèrent dans la cour de l'école d'en face et Elie sut qu'il était dix heures moins le quart. Certaines fois, il lui arrivait d'attendre avec une impatience qui frisait le malaise ce déchirement brutal de l'air par les voix de deux cents gamins jaillissant des classes pour la récréation. On aurait juré que, chaque matin, quelques instants avant ce feu d'artifice sonore, le silence régnait plus profondément sur le quartier comme si celui-ci tout entier était dans l'attente.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
On meurt mieux en Amérique
Mme Lange, à Liège, loue des chambres garnies à des étudiants. Depuis trois ans, elle a parmi ses locataires un Polonais qui prépare son doctorat en sciences mathématiques, Elie, garçon studieux et pauvre. Michel Zograffi, un jeune Roumain, issu d'une famille aisée, vient prendre pension complète chez Mme Lange. Il essaie, en vain, d'obtenir l'amitié d'Elie et séduit la fille de Mme Lange, Louise. Elie surprend cette intimité...

Le haut mal

La tension de ce haut mal ne réside pas dans le suspense, le meurtrier (enfin, la tueuse) étant connue dès le début. Pourtant, ce roman noir de Simenon reste nauséabond d’un bout à l’autre. Sale dehors comme dedans.

Mme Pontreau alla dans le dernier grenier et choisit le plus profond des intervalles qui s'étaient creusés entre les poutres. Avant d'y mettre les dix billets, elle les entoura de papier qu'elle ficela avec un morceau de cordon rose pris à son jupon. 
La place de Nieul était toujours aussi nue. Les curieux, refoulés par les gendarmes, formaient un barrage à cent mètres de la maison grise. Parfois une auto passait sans s'arrêter devant chez Louis, en direction de Marsilly ou de La Rochelle. Le docteur était parti à Lauzière où il avait trois malades. 
On aurait pu croire qu'il allait geler, tant le ciel était blanc et toutes les couleurs crues dans l'air trop transparent. 
Un seul être traversait de temps en temps la place déserte. C'était la mère Naquet, avec son chapeau noir, son parapluie, qui marchait jusqu'à l'angle du chemin de la mer. Là, elle avançait un peu la tête pour voir sans être vue. Elle parlait toute seule. Elle battait en retraite, agitée, comme si elle eût voulu rentrer chez elle, mais bientôt elle faisait demi-tour et venait voir à nouveau.
Le haut mal de Georges Simenon
Dans une ferme mal tenue, la belle-mère tente de remettre de l’ordre en se débarrassant de son gendre incapable.

Un vrai Soulages, brillant de noirceur

Le 7e roman dur de Simenon

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
Le gamin poussa la porte et annonça, en regardant la femme de ménage qui, les mains sanglantes, vidait les lapins :
« La vache est morte. »
Son vif regard d'écureuil fouillait la cuisine, à la recherche d'un objet ou d'une idée, de quelque chose à faire, à dire ou à manger et il se balançait sur une jambe tandis que sa sœur, ronde et frisée comme une poupée, arrivait à son tour.
« Allez jouer, prononça Mme Pontreau avec impatience.
- La vache est morte !
- Je le sais.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Trois femmes traversent la place du village en direction de l'église. Depuis des années, on les voit toujours ensemble. On ne s'occupe plus d'elles, on ne leur parle plus. Impénétrable, la veuve Pontreau marche en tête, gantée et chapeautée. Sa fille Hermine la suit, invisible dans son tailleur gris. A son côté, la mère Naquet, laide et sale, avec son parapluie et ses souliers trop grands, a l'air de sortir d'un conte de fées.
Il y a longtemps que ce trio sinistre ne fait plus peur à personne. Depuis ces jours d'été tragiques à la ferme Pontreau où un homme atteint d'épilepsie – le haut mal –, faisait une chute mortelle. De cette mort et des drames qui s'ensuivirent, ces femmes murées dans leur silence détiennent le secret.

Le passager du Polarlys

Un roman noir à l’ancienne, un huis-clos sur un navire qui remonte vers les îles Lofoten avec un passager mystérieux à son bord.

Le capitaine franchit le reste du chemin en courant. Arrivé à la porte, il s'arrêta, net, les poings serrés, les mâchoires dures. 
Est-ce qu'il ne s'était pas attendu à quelque chose de semblable? 
La couverture avait glissé du lit sur le sol. Le matelas était de travers, les draps roulés en boule, tachés de sang. Il y en avait un sur le visage de Sternberg, comme si l'on eût voulu le faire taire. 
Et, au milieu de la poitrine découverte par le pyjama déboutonné, deux ou trois entailles, des taches rouges, des traces de doigts sanglants. 
Un pied nu dépassait du lit, livide, que Petersen n'eut besoin que de frôler pour avoir la certitude de la mort.
Le passager du Polarlys de Georges Simenon
Puis un mort. Et les problèmes s’accumulent pour le capitaine qui tente de conserver le cap…

Un polar(lys) un peu vieillot qui manque franchement de ressort

Le 3e roman dur de Simenon

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
C'est une maladie qui s'attaque aux bateaux, dans toutes les mers du globe, et dont les causes appartiennent au grand domaine inconnu qu'on appelle le Hasard.

Si ses débuts sont parfois bénins, ils ne peuvent échapper à l'oeil d'un marin. Tout à coup, sans raison, un hauban éclate comme une corde de violon et arrache le bras d'un gabier. Ou bien le mousse s'ouvre le pouce en épluchant les pommes de terre et, le lendemain, le « mal blanc » le fait hurler.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Le Polarlys, parti de Hambourg pour le nord de la Norvège, est le théâtre de l'assassinat d'un policier, embarqué à la dernière minute. Le capitaine apprend, grâce à un journal découvert dans la cabine de la victime, que son navire abrite un criminel en cavale. Passagers et membres d'équipage sont autant de suspects. Qui, parmi eux, est coupable ? Le mystérieux Ericksen que personne n'a vu ? Cette jeune femme aux nerfs fragiles ? Cet individu antipathique ? Le troisième officier, frais émoulu de l'école navale ? Ou l'intrigant soutier, qui disparaît et sur lequel pèsent tous les soupçons ?

Les bouchères

Géniales bouchères ! C’est léger, drôle et carnassier. Et si le sujet est grave, le traitement est jubilatoire.

Michèle planta le couteau en plein dans l'artère. Elle avait déjà tout appris, une sacrée professionnelle, avait pensé Anne qui s'était précipitée pour baisser le rideau de fer.
Le porc était mort sur le coup, dans une mare de sang.
Un court moment de stupeur. Un silence que rompit Michèle :
 - Il ne mangera plus d'entrecôtes, fit-elle.
 - C'est sûr que tu lui as définitivement coupé l'appétit... ironisa Anne.
Stacey s'était mise à sangloter, comme une petite fille, prise de honte et de culpabilité ; c'était à cause d'elle si Michèle avait tué cet homme. Michèle la consolait et l'entourait de ses bras. Elle lui assurait qu'elle n'y était pour rien.
- Je l'ai fait aussi pour moi, Stacey ; pour ma dignité.
Anne était partie chercher le calva a la cave pour remettre tout le monde d'aplomb.
- Les filles, il va falloir se dépêcher... On parlera après !
Les bouchères de Sophie Demange
Les bouchères c’est l’union fait la force, la sororité en puissance, le refus de la soumission ! Girl Power !

Un roman enlevé qui ne craint pas les clichés ou les raccourcis faciles, mais qui y gagne en efficacité pour proposer un pur plaisir de lire

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
C'était une soirée de début d'été. L'heure où les clients rentrent chez eux préparer la côte de bœuf ou faire griller les brochettes et les saucisses au barbecue. On profite davantage de la vie en été.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
À Rouen, dans ce quartier bourgeois, impossible de manquer la devanture rose des Bouchères. Depuis la rue, on peut entendre l'aiguisage des couteaux, les masses qui cognent la viande et les rires des trois femmes qui tiennent la boutique. Derrière le billot, elles arborent fièrement leurs ongles pailletés et leurs avant-bras musclés. Mais elles seules savent ce qui les lie : une enfance estropiée, une adolescence rageuse et un secret.

Lorsque plusieurs notables du quartier s'évaporent sans laisser de traces, les habitants s'affolent et la police enquête. En quelques semaines, les bouchères deviennent la cible des ragots et des menaces...

Un roman féministe explosif et jubilatoire où chaque page se dévore jusqu'au rebondissement final !

Tiohtiá:ke [Montréal]

Si l’histoire de ce jeune Innu qui se retrouve, après 10 ans de prison pour le meurtre de son père, SDF dans les rues de Montréal est touchante, le style froid et découpé de l’écriture ne m’a pas emballé autant que les magnifiques Atuk ou Maikan.

Ils forment un bien étrange clan d'éclopés, de blessés, d'assoiffés de rédemption. Randy, Charlie et Lucien semblent avoir oublié la bouteille qui mène leur vie depuis longtemps. Salomon, Madeleine et Jeannot les ont acceptés sur leur territoire comme des frères, en toute confiance. Et il doit lui aussi apprendre à faire confiance, mais c'est difficile quand on se méfie de soi-même.
Au souper, Élie est assis en face de Geronimo, l'homme qui l'a recueilli au moment où il se sentait le plus seul et qui l'a aidé sans jamais rien demander, alors que lui n'avait rien à offrir. Un instant, au milieu de rires, leurs regards se croisent. Élie aimerait pouvoir dire merci. Il aimerait parler, expliquer, mais les mots restent au fond de sa gorge nouée. Seules les larmes tombent silencieusement.
Geronimo voit les pleurs mouiller les joues rougies. Les autres aussi. Élie se lève, marche jusqu'à la rivière et la bise du soir sèche ses larmes. Deux êtres se disputent en lui. Et Élie ne sait pas lequel l'emportera.
Tiohtiá:ke [Montréal] de Jean Michel
Et pourtant, c’est une bien belle – et dure – histoire de solidarité dans les squares gelés du Québec parmi les délaissés des peuples premiers.

Un peu mélo quand même

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
NUTASHKUAN
L'odeur. Toujours pareille. Peu importe les veines dans lesquelles le sang court, son parfum âcre rappelle à ceux qui vivent leur vulnérabilité. Il y avait dans ce cœur trop de haine pour que ça se termine autrement.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Elie Mestenapeo, un jeune Innu de la Côte-Nord, au Québec, a tué son père alcoolique et violent dans une crise de rage.
Il a fait 10 ans de prison.
À sa sortie, rejeté par les siens, il prend la direction de Montréal où il rejoint rapidement une nouvelle communauté : celle des Autochtones SDF, invisibles parmi les invisibles.
Il y rencontre les jumelles innuk Mary et Tracy, Jimmy le Nakota qui distribue des repas chauds au square Cabot, au cœur de la ville, mais aussi Mafia Doc, un vieil itinérant plus ou moins médecin qui refuse de quitter sa tente alors que Montréal plonge dans le froid polaire…
Dans ce roman plein d’humanité, Michel Jean nous raconte le quotidien de ces êtres fracassés, fait d’alcool et de rixes, mais aussi de solidarité, de poésie et d'espoir.

Le tunnel

« ... en tout cas, il n'y avait qu'un tunnel, obscur et solitaire : le mien. »On appelait pas encore ça un féminicide, on disait plutôt crime passionnel.

 - Maria m'a beaucoup parlé de votre peinture. Comme je ne suis devenu aveugle que depuis quelques années, je peux encore imaginer assez bien les choses.
On aurait dit qu'il voulait s'excuser de sa cécité. Je ne savais plus quoi dire. Comme il me tardait de me retrouver seul dans la rue pour essayer de comprendre tout cela !
Il sortit une lettre de sa poche et me la tendit.
 - Voici la lettre, dit-il avec simplicité, comme s'il n'y avait là rien d'extraordinaire.
Je pris la lettre et allais la mettre dans ma poche quand l'aveugle ajouta, comme s'il avait vu mon geste :
- Je vous en prie, lisez-la. Encore que, venant de Maria, il ne doit rien y avoir d'urgent.
Je tremblais. J'ouvris l'enveloppe, tandis qu'il allumait une cigarette après m'en avoir offert une. J'ouvris la lettre ; il n'y avait qu'une seule phrase :
Moi aussi je pense à vous.
Maria
Le tunnel de Ernesto Sábato
Et c’est avec les yeux de l’assassin que l’on suit le déroulement du drame annoncé. Une effroyable plongée dans les tréfonds d’une âme malade, dans les délires paranoïaques d’un narcissique obsessionnel, dans la chosification de l’aimée et la destruction systématique d’un amour, une jalousie tyrannique et assassine.Pendant les jours passés à attendre sa lettre, mon esprit fut comme un explorateur perdu dans un paysage de brouillard: ici et là, à grand-peine, j'arrivais à distinguer de vagues silhouettes d'hommes et de choses, des contours incertains de périls et d'abîmes. Quand je reçus sa lettre, ce fut comme si le soleil avait percé.
Mais ce soleil était un soleil noir, un soleil nocturne. Je ne sais si on peut dire cela, mais bien que je ne sois pas écrivain et ne sois pas sûr d'employer le mot exact, je ne retirerais pas le mot nocturne ; ce mot était sans doute celui qui convenait le mieux à Maria, parmi tous ceux qui forment notre langage imparfait.Une lecture hypnotique, écœurante

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué Maria Iribarne ; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu'il n'est pas nécessaire d'en dire plus sur ma personne.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Juan Pablo Castel est artiste peintre et meurtrier. C'est son histoire qu'il va dépeindre depuis sa cellule. Un autoportrait tout en taches sombres, bardé par endroit de couleurs violentes, d'éclairs de lucidité, que ni sa conscience ni les faits ne peuvent contenir. Un autoportrait au fusain, noir et gris, avec du rouge. Ce rouge qui prendra bientôt plusieurs significations, au fil de son témoignage et de sa volonté de se comprendre : le rouge de la passion et le rouge du sang. Car, dès le départ, Juan Pablo Castel nous dévoile tout. Il est l'assassin de la femme qu'il continue à aimer, malgré la mort, plus que sa vie.

Derrière un pseudo roman policier à l'intrigue dévoilée se cache un ouvrage à l'ambition téméraire: nous donner à voir toute la pensée de l'auteur, son humanisme, sa vision du monde moderne, son existentialisme. À la fois réflexion sur la solitude de l'artiste et sur l'incapacité de son personnage à communiquer, cet livre est aussi une touchante mise en écriture de la passion amoureuse, lucide et cruelle. Premier roman de l'écrivain argentin Ernesto Sábato, Le Tunnel fut salué à sa parution, en 1948, comme un ouvrage majeur par Albert Camus et Graham Greene.
Hector Chavez

Nord Sentinelle : contes de l’indigène et du voyageur

Et voilà que je ressors de ce livre essoufflé. Mais bon… oui, je lis pour ça.

Des histoires anodines, des faits divers, des tranches de vies… qu’importe. Mais qui nous renseignent sur nous. Qui suis-je ou qui sommes-nous ? C’est moi là ?

J'ai tué les frères Dominati.
Pierre-Marie ne s'était à vrai dire pas contenté de les tuer. On raconte encore que ceux qui entrèrent les premiers dans la bergerie où se trouvaient les cadavres se signèrent devant ce qui ne pouvait être que l'œuvre du démon. Une épaisse couche de sang gelé recouvrait le sol. De larges taches brunâtres s'étalaient sur les murs. Les deux frères gisaient sur le dos, le pantalon baissé. De leurs paupières grandes ouvertes sur des yeux d'une étrange couleur uniforme, où l'on ne discernait plus ni iris ni pupille, coulait une longue larme gélatineuse parcourue de filaments vermillon. Leur bas-ventre était réduit en bouillie par des tirs de chevrotines. Ils avaient le crâne défoncé et portaient la marque de multiples coups de couteau sur les membres et la poitrine. Ils avaient été châtrés. Les deux verges aux chairs livides étaient posées sur la tablette de la cheminée. Leurs testicules avaient été enfoncés soigneusement dans leurs orbites vides mais leurs yeux demeurèrent introuvables.
Tu as tué les frères Dominati ? Toi? 
Oui, père. Moi. 
Et que comptes-tu faire ? Te rendre ? 
Non, père. Je ne me rendrai pas. 
D'accord. Nous prendrons nos dispositions
Et Pierre-Marie comprit que, pour la première fois, son père était fier de lui.
Nord Sentinelle : contes de l’indigène et du voyageur de Jérôme Ferrari
En plus, c’est drôle, tragique, quasi burlesque… et le coup d’œil est impitoyable.

Une histoire corse au cœur de la bêtise des hommes.

Mais quand-même… quelles phrases !

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
On raconte encore que, dans l'après-midi du 3 janvier 1855, malgré la vénérable prophétie annonçant la ruine de la ville sainte peu de temps après qu'un infidèle l'aurait impunément souillée de sa présence, le sultan Ahmad ibn Abu Bakr consentit à ce que le capitaine Richard Francis Burton franchit les portes inviolées de sa cité de Harar.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Pour une banale histoire de bouteille introduite illicitement dans son restaurant, le jeune Alexandre Romani poignarde Alban Genevey au milieu d'une foule de touristes massés sur un port corse. Alban, étudiant dont les parents possèdent une résidence secondaire sur l'île, connaît son agresseur depuis l'enfance.

Dès lors, le narrateur, intimement lié aux Romani, remonte - comme on remonterait un fleuve et ses affluents - la ligne de vie des protagonistes et dessine les contours d'une dynastie de la bêtise et de la médiocrité.

Sur un fil tragicomique, dans une langue vibrante aux accents corrosifs, Jérôme Ferrari sonde la violence, saisit la douloureuse déception de n'être que soi-même et inaugure, avec la thématique du tourisme intensif, une réflexion nourrie sur l'altérité. Sur ce qui, dès le premier pas posé sur le rivage, corrompt la terre et le cœur des hommes.

Le locataire

Il ne se passe pas grand chose ici. Un meurtre. Un assassin désemparé. Incapable de réagir. Sous le choc, il se terre dans une petite pension en Belgique.

un filet de sang, se faufilant entre les cheveux, atteignait son front !
Il essaya de bouger, pour voir ce qui se passait. Elie frappa à nouveau, deux fois, trois fois, dix fois, avec colère, à cause de ces stupides yeux calmes qui le regardaient.
S'il s'arrêta, ce fut à bout de souffle, parce qu'il n'en pouvait plus. La clef anglaise échappait à ses mains moites. Il s'assit, tourné vers la glace, et reprit sa respiration. En même temps il tendait l'oreille, il tendait tous ses nerfs. Y avait-il encore une autre respiration que la sienne dans le compartiment ? II espérait que non. Il n'avait pas envie de recommencer. Son poignet lui faisait mal.
Sans regarder le corps, il baissa le rideau, puis la vitre. Il remarqua que, s'il n'y avait pas de neige à Saint-Quentin, les champs, ici, étaient blancs, à perte de vue, et le ciel aussi clair qu'un ciel de glace.
Son pardessus gênait ses mouvements. Il le retira.
Le locataire de Georges Simenon

Peu d’intérêt donc pour ce petit locataire, si ce n’est, une fois encore à la lecture des Simenon d’avant guerre, la sensation que la valeur de la vie à bien évolué depuis. Le meurtre semble moins terrible ou tabou, et la peine de mort en était la sanction. Simple.

Et que dire de l’accroche du livre ? 100 000 femmes ! Et hop, l’éditeur ajoute un zero à la légende comme un argument de vente ? Curieux

Le 10e roman dur de Simenon

Incipit (et peut-être un petit peu plus si entente)
— Ferme la fenêtre! geignit Elie en remontant la couverture jusqu'à son menton. Deviens-tu folle ?
— Cela sent le malade, ici! répliqua Sylvie dont le corps nu se dressait entre le lit et la fenêtre grise. Ce que tu as pu transpirer, cette nuit !
Il renifla, rapetissa son corps maigre tandis que la femme pénétrait dans la lumière chaude de la salle de bains et faisait bouillonner l'eau de la baignoire. Pendant quelques minutes, il était inutile de parler, car le vacarme des robinets dominait tous les bruits.


4e de couv, résumé de l'éditeur ou trouvé ailleurs (pas de moi, donc)
Élie Nagéar doit se cacher après avoir assassiné, pour le voler, un très riche Hollandais dans un train. Il se réfugie dans la pension pour étudiants que tient Mme Baron, la mère de sa maîtresse, à Charleroi. C'est dans la cuisine qu'il passe le plus clair de son temps, à guetter les autres locataires, de plus en plus soupçonneux...